dimanche 18 mai 2008

La nuit au musée

[Article publié dans le quotidien Dernières Nouvelles d'Alsace le 18 mai 2008.]

Une foule nombreuse a participé hier à la Nuit des musées à Strasbourg. A cette occasion, les étudiants de l'Institut national des sciences appliquées d'architecture ont proposé au musée zoologique des animations destinées à tous les âges.

"Proposer au public un autre regard sur les vitrines présentant les animaux" : voilà l'objectif que s'étaient fixé les étudiants en architecture de l'INSA pour cette quatrième édition de la Nuit des Musées.

Plusieurs animations jalonnaient le parcours des visiteurs entre le rez-de-chaussée et le second étage du musée zoologique. Certaines relevant des arts plastiques, comme cette sculpture pleine de poésie d'un chef d'orchestre placée face aux vitrines présentant des oiseaux ou encore cette immense volière tendue dans les escaliers. D'autres en mode théâtral, avec des étudiants se relayant pour lire quelques-unes des plus célèbres Fables de La Fontaine.

Assis en tailleur au centre d'un cercle d'animaux, ils employaient tour à tour un ton humoristique ou plus sérieux. L'ensemble évoquait joliment l'enfant absorbé par sa lecture et s'évadant dans un monde imaginaire peuplé d'animaux.

Dans le reste du musée, après une première demi-heure de forte affluence rappelant plus l'ouverture des soldes qu'une sortie culturelle, les parents semblent apprendre autant que leurs enfants. "Regarde les pingouins là-bas ! Ah non, au temps pour moi, ce sont des manchots", dit en rougissant une jeune mère à sa fille. "Tu te rends compte que les otaries mâles ne sont agressives que si on attaque leur territoire", glisse, visiblement impressionné, un quinquagénaire à sa compagne. En tout cas, aucun ne s'est attardé devant la vitrine du tigre, "qui a l'air de nous suivre des yeux où qu'on se place"...

Al K-Pote - L'Empereur (2008)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en mai 2008.

En écoutant des disques de rap, il m'arrive de me demander ce qu'il en restera dans dix ans, dans vingt ans, dans deux siècles. Qu'est-ce que l'histoire de la musique retiendra de ces 30 ans de rap ? Qu'est-ce que l'histoire du hip-hop retiendra du rap du début du XXIème siècle ? Que restera-t-il du rap français ? Quels artistes et quels albums laisseront vraiment une trace ?

Concernant Al K-Pote, il est douteux qu'elle en retienne grand chose. Artistiquement en tout cas, ça semble difficile. Une partie des auditeurs de rap français se souviendra de bonnes tranches de rigolade, de punchlines débiles, du rappeur le plus gras que la Terre ait jamais porté. Pour le reste...

"Je vous zigouille. Lèche mon concombre et mes citrouilles."

Suite de phases-choc, le rap d'Al K-Pote n'est pas véritablement construit. Pas de cohérence, presque pas de thèmes, une tendance à passer du coq à l'âne sans prévenir. De l'egotrip neuf fois sur dix. Un peu d'introspection, mais pas trop quand même. Chaque morceau ressemble à une longue improvisation. Malgré sa volonté affirmée de laisser un souvenir de lui, Al K-Pote n'écrit pas pour rentrer dans l'histoire. Pourquoi, alors, puisque visiblement il n'a pas grand chose à dire ? "L'Empereur" comme "Sucez-moi avant l'album" ressemblent plus à des défouloirs instinctifs qu'à des disques pensés. Un moyen de remplir son assiette aussi, histoire de "bouffer du gigot".

"Ma fontaine de jouvence c'est du whisky."
"Grosse catin, j'fume des pèts' tôt l'matin, imagine Joe Dassin avec un putain de flow malsain."

Un ogre sous weed et vodka au XXIème siècle. C'est dans ce registre de mec défoncé, affamé, mysogine et dangereux déboulant à toute allure en plein centre-ville qu'Al K-Pote est le plus impressionnant : ses morceaux à thèmes, sur les femmes ('Respect aux femmes') ou sur son histoire personnelle ('Mon histoire') sont loin d'être réussis. Seul 'La voix d'en bas' s'en sort mieux.

Du rap souvent trop mécanique, malgré quelques variations momentanées, sur des beats très classiques à deux exceptions près ('L'Empereur', 'L'Envahisseur')... Et pourtant pas mal d'auditeurs en redemandent. Qu'est-ce qui, alors, fait qu'on l'écoute malgré tout ? Alors que d'un point de vue humain, ce rap est détestable ? Face à un texte de l'autoproclamé "Empereur de la crasserie" ("alias Pef Le Dégueu alias L'aigle royal de Carthage alias Le meilleur du 91 alias Jojo L'Affreux"), l'auditeur est dans la même situation que la marionnette d'Alain de Greef, dans les Guignols, face à Michael Kael enculant un mouton. Il rigole comme un con. Même chose quand il s'agit d'expliquer à des gens ce qui est si drôle dans cette suite d'insultes et de gimmicks. "Ben, Michael Kael 'cule un mouton, drôle, tout ça..." répond De Greef. Et nous : "Ben Al K-Pote dit "sucez-moi bande de putains", drôle, tout ça...". Les conneries d'Al K-Pote sont marrantes pour certains, pitoyables pour d'autres. C'est tout. Mais il est rare de trouver quelqu'un restant indifférent à tout "ça". Comme Jackass, à l'époque. Avec en plus un vrai charisme, car Al K-Pote est un personnage dingue et vraiment original. Le rap a déjà connu des types dans le même délire, mais jamais aussi excessifs, aussi barjos.

C'est donc ça, "L'Empereur" : du rap-bélier, mais aussi du rap fast-food, qui remplit les oreilles et vide le crâne pendant un petit moment mais gave vite. Puis vers lequel on retourne, avec le sourire. Parce que c'est marrant, et parce que les autres rappeurs sont trop sérieux dans leur délire "rue". Al K-Pote lui-même se prend-il au sérieux ou écrit-il volontairement dans l'excès, avec un certain sens du second degré ? Il est sans doute à prendre, comme Booba, "à un degré cinq". A la vue de ses interviews, c'est difficile à déterminer avec certitude : l'auditeur est seul juge. C'est cela aussi qui peut gêner. Alors l'histoire de la musique l'oubliera peut-être vite, mais qui, aujourd'hui, en a quelque chose à faire ? La vérité est là : sans des mecs comme Al K-Pote, le rap serait terriblement monotone.

Rockin' Squat - Too Hot For TV


Chronique publiée sur le site Evene.fr en mai 2008.

Il y a plus d'une dizaine d'années, la sortie d'un disque d'Assassin était un événement pour les auditeurs de rap français. Aujourd'hui, quand Rockin' Squat, leader du groupe, sort un album, il est plutôt accueilli avec circonspection, voire indifférence. C'est que les fans ont vieilli, sont passés à autre chose, et que le temps ne pardonne pas grand-chose aux rappeurs. Avec ce EP (huit morceaux, deux instrus, une plage vidéo), Squat fait ce qu'il sait faire de mieux : des titres politiques critiques vis-à-vis du monde occidental, en adoptant la posture du marginal, et des morceaux sur le hip-hop, avec beaucoup d'"egotrip". Le résultat est intéressant lorsque Rockin' Squat parle de lui-même et de son rapport aux médias ('Too Hot for TV') mais vite lourd car trop didactique quand il donne sa vision du monde ('France à fric', 'Illuminazi 666'). Car c'est toujours le même souci avec lui : trop de faits, trop de noms... L'ensemble devient vite assommant, en dépit de la courte durée de l'opus et de quelques bonnes idées dans la production, comme par exemple sur 'France à fric', combinant un instru de Junkazlou et le balafon de Cheick Tidiane Seck. Quelques titres sortent pourtant du lot ('Quand ce sera la guerre', 'Crack Game'). Mais en écoutant "Too Hot for TV", on se demande surtout pourquoi Rockin' Squat n'écrit pas des livres, pour y développer ses idées plus facilement. Malgré des textes caricaturaux, les plus jeunes auditeurs pourront peut-être trouver matière à réflexion dans cet opus, mais les plus anciens, à moins d'être des fans convaincus, seront vite lassés.

dimanche 11 mai 2008

Blue Sky Black Death - Late Night Cinema (2008)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en mai 2008.

Dans "Metal Gear Solid 3", lors de son affrontement avec le boss The Sorrow (le chagrin, la peine), Snake remonte lentement le cours d'une rivière. Il doit sans cesse zig-zaguer pour éviter les fantômes de tous les ennemis qu'il a tués au cours de l'aventure. Ce passage est l'un des moments les plus impressionnants du jeu : The Sorrow n'est pas difficile à vaincre, mais l'atmosphère est incroyablement bien travaillée. La rivière est limipide, entourée d'immenses arbres tristes et de brume. Aux plaintes des morts se joint la voix du boss, murmurant régulièrement "The sorrow...".

"Late Night Cinema"
du duo de producteurs californiens Blue Sky Black Death en aurait constitué la bande-son idéale. La musique de Young God et Kingston, magnifiquement orchestrée, déborde de cette même tristesse. Comme le producteur de dubstep Burial, ils utilisent à merveille les samples vocaux qui planent, pleins de mélancolie, entre les violons et autres instruments à cordes, les pianos et les cuivres, les rythmiques incisives ou discrètes et les compositions au synthé. Grandiloquente par moments, leur musique s'appréhende comme un tout : un tout mystérieux, nocturne et émouvant qui berce l'auditeur, de 'The Era when we sang' à 'Legacy to fuel' ; un tout qu'il serait vain de chercher à décortiquer titre par titre, car cela risquerait d'en rompre la magie. Laissons le travail de médecins légistes musicaux de côté, pour une fois.

Déjà auteur de trois albums - "A Heap of Broken Images" (2006), "Razah's Ladder" (2007) en collaboration avec Hell Razah et l'excellent "The Holocaust" (2006) avec le Wu-Tang Affiliate Holocaust/Warcloud – le duo Blue Sky Black Death continue sur la même voie. Celle d'une musique qui transporte et fait rêver en même temps qu'elle reste liée à un spleen collant à la peau. Celle des marches nocturnes, celle des jours de deuil. Ce n'est sans doute pas pour rien qu'un des morceaux de "Late Night Cinema" s'intitule 'Ghosts Among Men'.

samedi 3 mai 2008

Sherlock House


Billet publié sur le blog Details Matter en avril 2008.

Quelque chose m’a toujours intrigué dans la série “Dr. House”. Je n’avais jamais réussi à mettre le doigt sur ce détail, ou plutôt sur cet ensemble de détails. Jusqu’à ce que je voie le dernier épisode de la troisième saison, diffusé la semaine dernière sur TF1.

Au cours de la séquence finale, le réalisateur nous montre Gregory House rentrer chez lui. La caméra reste à l’extérieur, puis effectue un lent travelling lorsque la porte se referme pour passer devant la fenêtre et nous permettre d’observer ce que fait House - il ouvre un colis qu’il vient de recevoir, mais l’intérêt n’est pas là.

Entre la porte et la fenêtre, la caméra passe devant le numéro de son appartement. C’est ce qui m’a soudain fait comprendre que cette série est en fait un long hommage à “Sherlock Holmes”, l’oeuvre littéraire d’Arthur Conan Doyle. Car ce numéro est le 221, référence directe à l’adresse de Sherlock Holmes à Londres, le 221B Baker Street.

Impossible, dès lors, de ne pas établir un grand nombre de correspondances à partir d’autant de détails qui laissent penser que “Dr. House” n’est, d’une certaine façon, qu’une adaptation joyeusement cinglée et dans le monde médical des enquêtes du plus célèbre détective de la littérature mondiale. Et que House est une sorte de réincarnation d’Holmes au XXIème siècle.

Les noms, déjà. House/Holmes. Les deux sont très proches. Le meilleur ami (le seul ami) de Gregory House s’appelle Wilson. Entre le Dr. Wilson et le Dr. Watson, il n’y a également qu’un pas. Les deux jouent d’ailleurs grosso modo le même rôle : celui de soutiens sans faille, sympathiques et dévoués à défaut d’être vraiment fûtés.

Ensuite, au niveau des caractères. House et Holmes sont deux génies misanthropes rejetant la compagnie du reste de la société, sûrs d’eux et pleins d’arrogance. Tous deux sont des toxicomanes : Holmes est accro à la cocaïne ; House à un médicament anti-douleur, la Vicodin. Et c’est seulement lorsqu’ils sont sous l’effet de ces produits qu’ils sont pleinement efficaces. Enfin tous deux sont des passionnés de musique, qui leur sert de refuge autant que de loisir. Sherlock Holmes pratique le violon. Gregory House joue de la guitare et du piano.

Dans leur façon d’enquêter, les liens sont nombreux. Le détective privé et le médecin avancent par déductions, qu’ils sont souvent les seuls à comprendre, aidés également par un sens incroyable de l’observation. On peut aussi très bien assimiler le reste de l’équipe de House aux policiers de Scotland Yard qu’Holmes prend sans cesse un malin plaisir à devancer et à rabrouer, même s’il arrive qu’ils l’aident - presque involontairement. Enfin, tous deux ne s’attachent pas à leurs clients/patients, ne les considérant que comme des cas, des énigmes à élucider. Une fois le mystère éclairci, ils rompent tout contact.

Cette multitude de correspondances aura sans doute sauté aux yeux de beaucoup de télespectateurs. Mon cerveau doit être plus lent ; il m’aura fallu ce lent travelling, après des dizaines d’épisodes, pour faire enfin le rapprochement. Il y a sûrement d’autres points communs, mais ceux-ci me semblent les plus évidents.

vendredi 2 mai 2008

Guts Le Bienheureux - 1er album


Chronique publiée sur le site Evene.fr en mai 2008.

Le problème, avec la musique hip-hop instrumentale, c'est qu'à la longue elle peut devenir un brin ennuyeuse. Un écueil que Guts le Bienheureux parvient à éviter avec brio. Pour son premier projet, ce producteur français, connu des amateurs de rap pour avoir été l'un des membres fondateurs du groupe Alliance Ethnik, a su choisir des samples chaleureux. Cuivres, voix soul, guitares, cordes s'entremêlent pour donner naissance à un disque lumineux et plein de joie. C'est la première impression qui marque l'auditeur : cet album a le parfum des vacances, des balades en voiture direction la plage et des matins ensoleillés. Même lorsque la musique se fait plus mélancolique ou angoissante (la voix pitchée et la guitare aux sonorités latines de 'Nightmare in Paris', 'I Love You', 'Narco Trip' et sa trompette en sourdine, 'Sweet Love'), la douceur est toujours au tournant. Immédiatement abordables, même pour les oreilles habituellement rétives au hip-hop, les morceaux de Guts ont cette simplicité, cette générosité qui les distingue des oeuvres beaucoup plus complexes d'autres grands producteurs comme Alias, Blockhead ou Sixtoo. Sans même parler des "turntablists" DJ Krush ou DJ Shadow. Nullement élitiste, donc, mais tout aussi envoûtant, tant la tonalité organique des beats transporte, incite au voyage. On recommande également chaudement l'écoute de 'And the Living is Easy !!!', meilleur titre de cet album haut de gamme. Un véritable condensé de joie de vivre, marqué par de belles envolées de cuivres. Guts le Bienheureux a décidément bien choisi son pseudonyme.

lundi 28 avril 2008

Demon One - Démons et merveilles (2008)


Chronique publiée sur le site Evene.fr en avril 2008.

"Je constate que depuis peu c'est la mode du rap hardcore. Eh gros, ça rappe depuis deux piges et ça se prend pour des tueurs."
Quand il prend le micro, Demon One a le recul de ceux qui savent de quoi ils parlent. La rue, il connaît. Son groupe était Intouchable et sa famille la Mafia K'1 Fry. Ces deux noms suffisent à le prouver et à (im)poser le personnage. Voilà plus de dix ans qu'il rappe sur les albums de ses potes, et sur ceux de son groupe. Pour son premier effort solo, "Démons et merveilles", il convie assez peu de monde. Big Nas produit la majorité des titres, secondé ici et là par Jakus ('Solitude', le plus beau morceau du disque), Eclipse Team, Wealstarr, Marc Chouarain ou JR. Soprano et Diam's posent chacun sur un titre, de même que Dry - l'autre Intouchable - et Béné, un jeune rappeur de Choisy-le-Roi, la ville d'origine de Demon One. Le son est résolument électro, laissant peu de place au sampling, tantôt mélancolique, tantôt franchement guerrier. Demon, lui, oscille entre egotrip ('Seigneur de guerre'), introspection/autobiographie ('Solitude', 'Mes rêves') et morceaux plus thématiques ('La Bonne Combinaison', sur le jeu, 'Alors comme ça', sur les ragots, 'Pour toi', dédié à un ami décédé). Le rappeur explore et expose les différentes facettes de sa personnalité, parle de la rue, des tentations que chaque homme trouve sur son chemin, sans tomber dans le manichéisme ou la surenchère hardcore, comme le font les rappeurs qu'il critique sans les citer. Il en résulte un album qui paraît sincère, plutôt bien produit et maîtrisé. Certains auront sans doute du mal avec Demon One et sa voix particulière, son débit haché et manquant parfois de souplesse et de fluidité. Mais l'ensemble est de bonne facture.

Adopolis


Article publié dans "Viva Cité" et sur le site de l'école de journalisme de Strasbourg MCS Info.

Les élus du Conseil des jeunes de Strasbourg quittent leurs fonctions en juin. Ils en retirent une volonté d'engagement et une conscience citoyenne.

Cheveux en pics, baskets Converse aux pieds et sacs à dos : ces élus-là ressemblent peu à ceux qui siègent habituellement dans les locaux de la CUS. D'ici quelques semaines, les 129 membres actuels du Conseil des jeunes de Strasbourg parviendront au terme de leur mandat de 18 mois. Finies les réunions hebdomadaires en commissions, les séances plénières tous les six mois et les sorties, qu’il s’agisse d’une visite des institutions européennes ou de l’inauguration du TGV Est. Elus par leurs pairs dans chaque établissement, ces collégiens majoritairement âgés de treize à quinze ans ont fait l'apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie. Mais aussi de la prise de décisions en communauté.

«Travailler à une centaine n'est pas quelque chose de facile, il y en a toujours qui discutent entre eux, qui s'amusent », raconte Vincent, quinze ans. « Même au sein des commissions, qui ne comportent qu'une vingtaine d'inscrits, les débats peuvent être très houleux », ajoute Laura. Mais paradoxalement, l'ambiance des réunions du Conseil des jeunes de Strasbourg est presque plus calme que celle régnant lors des sessions de leurs homologues adultes, rythmées d'invectives et d'applaudissements. Réunis en commissions thématiques (culture/animation, environnement, solidarité, sécurité, aménagement/cadre de vie, sport, Europe, justice, citoyenneté), les conseillers jeunes ont proposé des projets qui ont ensuite été débattus et votés en séance plénière, en présence de l'ancienne maire de la ville, Fabienne Keller. Il leur a donc fallu apprendre à se faire entendre, à défendre leurs idées, à faire des compromis.

Ce travail en groupes reste pour eux l'un des meilleurs souvenirs de ce mandat. Pour Jordan, quatorze ans, cela a même été primordial : « J'ai rencontré des personnes que je ne connaissais pas. Maintenant, il arrive qu'on se voit en dehors du Conseil et de nos réunions. » Des propos confirmés par Laurence Mauler et Roger Noutcha, fonctionnaires de la Ville responsables du Conseil des jeunes : « Au début, ils s'asseyaient par petits groupes en fonction de leurs quartiers et collèges d'origine. Mais après quelques mois, le brassage s'est fait. La première séance plénière les a soudés car ils ont dû se battre pour leurs projets. »

Ces projets sont leur plus grande fierté. Ce sont eux qui leur ont permis d'honorer les professions de foi les ayant fait élire et leur ont démontré qu'ils avaient bien un rôle à jouer à Strasbourg. Beaucoup sont en cours de réalisation : une carte culture qui permettrait aux collégiens de bénéficier de promotions analogues à celles des lycéens, des films sur le handicap, une journée-découverte de sports peu pratiqués... D’autres ont déjà abouti.

« Sensibiliser les gens »

Eline faisait partie de la commission Solidarité. Elle et ses camarades ont mis en place une campagne d'affichage dans toute la ville pour sensibiliser les gens aux problèmes de l'exclusion et du racisme. « Bien sûr, ça n'a pas révolutionné les choses – il y aura toujours des racistes – mais ça permet d’en parler », affirme-t-elle. Marion, également membre de cette commission, témoigne : « Quand je prenais le bus, j’en profitais pour demander aux autres passagers leurs avis sur notre campagne d’affichage. Les retours étaient positifs. » Pour tous, cela ne fait aucun doute : « Oui, nous avons été écoutés et utiles. » Pour l'ensemble des jeunes collégiens qu'ils représentent, mais aussi pour eux-mêmes, ce mandat aura été bénéfique : « Ça m'a permis d'avancer, ça nous a permis à tous d'avancer », dit Vincent.

Cette expérience aura été une excellente introduction à un engagement plus poussé dans la Cité. La visite des institutions européennes, les rencontres avec les membres de l'équipe municipale... Autant de moments-clés pour ces futurs citoyens, décidés à persévérer dans cette voie. « On nous a donné la parole, alors nous l'avons prise. Je pense continuer à m'engager plus tard, dans des associations, puis, pourquoi pas, en politique », explique Lauranne, quinze ans. Un seul regret : celui de devoir abandonner leurs fonctions en juin, alors que certains de leurs projets n'ont pas encore abouti. « Mais même s'ils ne peuvent pas se représenter pour un nouveau mandat, ils pourront rester associés et suivre l'évolution de leurs projets », rassure Laurence Mauler. Ce qui ne les empêchera pas de ressentir une « grande sensation de vide » lorsqu’arriveront les mercredis après-midi. Moments pendant lesquels ils se réunissaient depuis un an et demi.

"Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse; il est six heures du matin.

Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.

Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. II est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.

Quand tout est prêt, la lumière s’allume…

Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.

De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre; elle n’a plus qu’à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo."

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953

lundi 17 mars 2008

Les aveux de Noreaga


Billet publié sur le blog Details Matter en mars 2008.

"Hardcore comme reconnaître ses torts", rappait Kery James en 1998 sur l’album "Le Combat Continue" de son groupe Ideal J. Pas facile, en effet, de reconnaître qu’on s’est planté, et que si c’était à refaire, assurément on ferait autrement.

C’est ce qui rend le rappeur Noreaga, membre avec Capone du binôme C-N-N (Capone & Noreaga) si attachant. En 2000, le duo sort son second album, "The Reunion". Au début du meilleur titre de l’opus, 'Invincible', Noreaga lâche une phase incroyable. Quand j’ai saisi ce qu’il disait, j’ai dû me repasser le passage une bonne dizaine de fois pour être sûr d’avoir bien entendu.

"I can’t believe I fucked up and made a half-assed album" ("Je n’arrive pas à croire que j’aie déconné et fait un album naze")

Premier temps. Déjà dingue. Noreaga avoue que son album solo précédent, "Melvin Flynt – Da Hustler" était foireux. Je n’avais jamais entendu ce genre de confession dans le rap. Ni ailleurs. Il semble être le premier déçu, abasourdi par ce qu’il estime être un album à peine écoutable. "J’ai merdé", semble-t-il nous dire, et se dire à lui-même. Mais la suite est encore plus forte.

"My excuse is : my pop’s just died. And I ain’t wanna make music : my pop’s just died." ("Mon excuse : mon père venait de mourir. Et je n’avais plus envie de faire de musique : mon père venait de mourir.")

Deuxième temps. Non seulement Noreaga reconnaît ses torts, mais en plus il s’en excuse auprès de ses fans (pour info, la suite du couplet dit : "My fans stuck with me, my shit still went gold", c’est-à-dire : "Mes fans ont continué à me soutenir, mon truc a quand même fait disque d’or"). Mais il y a dans sa façon de le dire quelque chose de presque bouleversant. Je pense qu’il s’agit de la répétition de "My pop’s just died". Répétée et assénée comme une évidence, comme si Nore se trouvait face à un fan déçu lui demandant des comptes. Sans hausser la voix, presque sur le ton de la confidence. Pas besoin de crier pour toucher.

Il ne s’agit que de deux ou trois petites phrases perdues dans une carrière forte, à vue de nez, d’une grosse centaine de couplets. Mais elles méritent de résonner pour l’éternité dans la tête des auditeurs de rap, fans de Noreaga et de C-N-N ou non. Parce qu’une telle sincérité est rare. Même si elle n’empêcha pas que "The Reunion" soit aussi un "half-assed album".

dimanche 16 mars 2008

Les Quick Time Events


Billet publié sur le blog Details Matter en mars 2008.

J’ai découvert les Quick Time Events (QTE) il y a quelques années, en jouant à Shenmue, sur Dreamcast, la dernière console sortie des labos de Sega. Comme l’explique le lexique du site GameKult, “les QTE désignent une séquence cinématique interactive où le joueur doit presser une série de boutons dans le bon timing pour poursuivre l’action“.

En gros : vous jouez, puis soudain le symbôle d’une touche de la manette apparaît à l’écran. Puis une autre. Etc. Vous avez un temps limité pour appuyer sur chaque touche indiquée. Ce système met à l’épreuve la vivacité d’esprit du joueur, teste ses réflexes. Et ses nerfs. Car la moindre erreur, le moindre temps de réflexion trop long de quelques centièmes de seconde ne sont pas pardonnés. Et rater trois fois de suite ces séquences tape violemment sur le système. Des manettes ont déjà été fracassées contre des murs pour moins que ça.

Mais ce détail de gameplay était génial. Il permettait une nouvelle façon de jouer, sollicitant le joueur d’une toute nouvelle manière. Resident Evil 4 ou encore God Of War ont par la suite réutilisé ce système de jeu. J’ai par ailleurs appris récemment que les QTE n’ont en fait pas été inventés par Shenmue mais par les créateurs du jeu Dragon’s Lair, en 1983, et que les équipes responsables de Shenmue ont simplement popularisé et réactualisé un concept alors vieux de plus de quinze ans.

samedi 15 mars 2008

A l'époque, tout le monde voulait tuer le rock. Et maintenant ?


Billet publié sur le site Abcdrduson.com en mars 2008.

Je me trouve donc en ce moment-même au tribunal d'Aix-en-Provence pour l'affaire qui oppose le groupe Suprême NTM au temps qui passe. Les juges viennent à l'instant de rendre leur verdict.

Visages burinés et baggies jeans. Cris rauques et souffle court. Jeudi soir, Kool Shen et Joey Starr annonçaient officiellement sur Canal + la reformation du Suprême NTM. Dix ans après son dernier album solo, le groupe remontera sur scène à Bercy les 18, 19 et 20 septembre prochains. Le prix des places serait situé entre 45 et 99 euros. Sans commentaires.

Pour cette annonce, ils avaient choisi le plateau du Grand Journal, animé par Michel Denisot. Le même qui avait plus ou moins lancé leur "carrière télévisuelle" il y a une grosse quinzaine d'années. Omar & Fred, Ramzy, Julia Channel, Olivier Besancenot, Jérôme Le Banner, Clothilde Courau et Pascal Obispo en invités-amis (sic) : autant dire que ça sentait les paillettes, contexte oblige. Tout le monde était vachement ému ; nous aussi, forcément un peu quand même. Enfants du rap, quoi. C'était mignon tout plein. Et triste en même temps. Comme un goûter d'anniversaire où tout le monde ferait un peu semblant, qui rappelle surtout que les années tuent, que le plus beau est derrière et ne pourra pas être vécu à nouveau.

Alors pourquoi ce come-back ? Besoin d'argent ? Réelle envie de remonter sur scène ? Nostalgie ? Sans doute un mélange de tout cela. Toujours est-il que cette annonce, habilement transformée en événement musical de premier ordre, a éclipsé l'autre actualité rapologique surréaliste du moment : le concert égyptien d'IAM pour fêter les vingt ans du groupe, aux pieds des pyramides, qui avait lieu hier après-midi. Best ofs, compilations, concerts-anniversaires pharaoniques, reformation... C'est comme si les deux plus grands groupes de rap français étaient rattrapés par le temps et, pour NTM, par la necessité de faire savoir qu'on est encore là. Sans le dire, même si la phrase de Joey Starr sur la médiocrité scénique du rap français actuel et la nécessité pour les vieux tontons "de montrer ce que c'est de faire bouger" [citation de mémoire, donc faillible] le laissait penser. Sous les pavés, la plage. Sous les fanfaronnades, l'ego.

Au final, deux constats s'imposent. Déjà, au vu de leur prestation live, Kool Shen et Joey Starr ont intérêt à taffer d'ici septembre, parce que c'est pas gagné, notamment pour le "funky babtou", en manque de souffle et presque largué sur 'Seine Saint-Denis Style'. Ensuite, ce genre de reformation-événement rappelle méchamment les procédés des vieux groupes de rock & roll, les mêmes sur lesquels il était de bon ton de cracher des années plus tôt. Le retour au même schéma, malgré tout. Reste que les regards joyeux que Shen lançait à son acolyte pendant le live ne trompaient pas : il était réellement heureux d'être là.

vendredi 14 mars 2008

L'âme de George Pelecanos


Billet publié sur le blog Details Matter en mars 2008.

George Pelecanos aime la musique noire américaine. Dans ses romans, elle occupe une place prépondérante. Il ne se contente pas de signaler que ses personnages écoutent la radio ou un disque, mais les fait discuter de musique, théoriser, acheter des albums, les classer par labels et années de sortie…

"- C’est ce passage-là, dit Quinn en montrant du doigt le lecteur de cassettes de la Chevrolet de Strange.

- Il dit : “Hug her”.

Strange fredonna les paroles :
- “Makes you want to love her, you just got to hug her, yeah.”

- “You just got to fuck her.”, dit Quinn. C’est ce qu’il dit. Rembobine la chanson et écoute-la encore une fois.

(…)

- Ecoute, Terry, tu t’obsèdes sur des détails. Par une si belle journée, tu ferais mieux de te laisser porter par la chanson. C’est avec cet album que les Spinners ont débuté chez Atlantic. Certains disent que c’est le plus bel album de soul philadelphien qu’on ait jamais enregistré.”

- Oui, je sais, produit par Taco Bell.

- THOM Bell !

- Et ces deux mecs dont tu parles tout le temps, Procter et Gamble ?

- Gamble et Huff. N’empêche, cette musique, c’est le pied. Bon dieu, Terry, il aurait fallu que tu sois…

- … que je sois là, je sais.

- Exactement. Il suffit de rassembler tous les groupes qui jouaient surtout des chansons langoureuses en ce temps-là, les Chi-Lites, les Stylistics, Harold Melvin et Earth, Wind & Fire quand ils faisaient des morceaux lents, et on obtient la plus magnifique période de pop music de toute l’histoire. C’est comme si l’Amérique avait enfin créé… sa forme d’opéra à elle, tu vois."

(George Pelecanos, "Soul Circus", 2003)

C’est un détail de son style d’écriture qui doit, à la longue, agacer plus d’un lecteur. Mais qui m’enchante. Mieux : Pelecanos écrit les livres que je rêve d’écrire. De la même manière que Tarantino réalise les films que je rêve de réaliser. Et il y a du Tarantino dans Pelecanos, et vice versa. Dans cette manie du détail, dans cette volonté de placer des références culturelles populaires. Les discussions entre Derek Strange et son ami Terry Quinn ne sont pas foncièrement différentes de celles entre les gangsters de "Reservoir Dogs" sur le sens caché d’un morceau de Madonna ou de Pam Grier et Robert Forster sur les Delfonics ("Jackie Brown"). Il s’agit toujours de digressions n’ayant rien à voir avec l’intrigue centrale, mais qui permettent de mieux cerner les personnages et leur "background".

C’est ce détail qui fait toute la saveur des romans de Pelecanos, leur âme. Qui permet un prolongement du roman, si l’on est un peu curieux. Et nous devons être un certain nombre dans ce cas-là, puisque les traducteurs de "Soul Circus" avaient pris la peine de lister, à la fin de l’ouvrage, tous les titres de chansons cités.

vendredi 7 mars 2008

Les Portes de Racoon City


Billet publié sur le blog Details Matter en mars 2008.

J’ai toujours détesté me lever tôt. Pourtant, plus jeune, il est arrivé que je programme mon réveil une heure avant l’horaire habituel. C’était en 1998, j’étais collégien, et le jeu vidéo "Resident Evil 2" venait de sortir. C’est dire s’il était passionnant.

Pour ceux qui ne le savent pas, la saga "Resident Evil" a traumatisé une génération de joueurs de PlayStation. Il reste aujourd’hui encore l’exemple parfait du survival horror, ce genre vidéoludique dans lequel l’objectif est simple : sauver sa peau dans un environnement hostile.

Dans "RE 2", l’environnement hostile consiste en une armée de zombies et d’autres bestioles mutantes infectées par un virus. Je vous passe les détails du scénario. Rappelons seulement l’un des grands principes de ce survival horror : tuer zombies >> ouvrir porte >> si porte fermée, résoudre énigme et trouver clé pour ouvrir porte et pouvoir tuer nouveaux zombies.

Comme dans tout jeu video, il faut subir, entre chaque séquence de jeu, des temps de "loading", pendant lesquels les décors et autres éléments du jeu se chargent. Dans "RE 2", ces temps de latence interviennent entre chaque changement de pièce. Les programmateurs du jeu ont eu la bonne idée d’illustrer ces temps par un plan de la porte que l’on vient d’ouvrir : on entend les pas du personnage, puis la porte s’ouvre, sur un fond noir. Et l’on revient alors au jeu.

Ce détail m’a beaucoup marqué parce que pendant ce plan, il arrivait que des éléments sonores se mêlent à l’image. Le son du vent et des couinements si la porte donnait sur l’extérieur d’un bâtiment. Une musique d’accompagnement parfois : selon la tonalité de cette musique, on pouvait deviner si l’on arrivait dans un endroit hospitalier ou qui nécessiterait quelques coups de fusil à pompe en guise de crémaillère. Il me semble même - mais il y a bien longtemps que je n’ai pas rejoué à la saga "Resident Evil" - que l’on entendait parfois le bruissement fourbe de zombies rampants ou la course de dobermans décidés à vous bouffer. Mais je n’en suis même plus certain ; il se peut que j’aie été trop pris par le jeu et que mon cerveau malade ait inventé cela.

Il fallait donc rester constamment sur ses gardes, même pendant les temps de chargement. L’immersion totale. Et des souvenirs inoubliables pour tout "gamer". Aujourd’hui encore il m’arrive de repenser à tout cela au moment d’ouvrir une porte. A part ça, je vais bien.

mercredi 5 mars 2008

Donald Goines - Street Players (1973)


C'est en 1971, alors qu'il était en prison, que Donald Goines a écrit ses deux premiers romans.

Cet écrivain américain ne fera pas de vieux os : né en 1937, il sera abattu avec sa femme en 1974, apparemment pour une histoire de deal de drogue. Entre 1971 et 1974, il aura cependant trouvé le temps d'écrire une quinzaine de livres. Dans chacun d'eux, il retranscrit la vie des habitants des ghettos noirs d'Amérique, à Los Angeles, Detroit ou New-York, en prenant souvent pour personnages principaux des criminels, macs ou/et toxicos. Une vie que lui-même connaissait bien.

"Street Players" (1973) est son cinquième roman. Avec ce style toujours aussi froid et direct, il raconte la période de gloire puis la déchéance d'Earl The Black Pearl, maquereau de Detroit. Moins passionnant et marquant que "Enfant de Putain" ("Whoreson : the story of a ghetto pimp" en V.O.), paru l'année précédente, ce nouveau bouquin sur le thème de la prostitution et des rapports entre putes et maquereaux n'en reste pas moins un livre coup-de-poing.

Coup-de-poing, parce que Goines se refuse à tout effet de style : il ne cherche pas à en mettre plein la vue mais se contente de décrire des successions de scènes de la vie d'un pimp. La glandouille et les tournées de bars. Les relations difficiles avec la famille et les femmes. Le deal de drogue en dernier recours quand les fins de mois sont vraiment difficiles à boucler. Les amis jaloux dont il faut systématiquement se méfier.

La violence éclate mais reste froide, et les relations avec les autres (amis, prostituées, concurrents, flics) sont toujours dictées par des rapports d'autorité. Sans insiter lourdement, Goines parvient à nous faire ressentir ce que ce milieu a de malsain. Car l'auteur ne porte jamais de jugement moral sur ce monde et sur ce qui s'y trame. Il ne donne pas dans le commentaire mais dans la narration, dans la description. Le résultat est donc d'autant plus frappant.

La chute d'Earl est liée à ses rapports avec les femmes. C'est au fond ce qui reste de plus fascinant et surprenant dans les livres de Goines. Il existe une sorte de code de l'honneur implicite la plupart du temps, puis explicite lorsqu'il est transgressé, qui régit ces rapports. Une pute, même battue, préférera être fouettée à coups de ceintres plutôt que d'être virée - parce que cela ruinerait sa réputation dans la rue, mais aussi parce qu'elle est réellement attachée à son "homme". Et en cas de renvoi, sa réaction peut être terrible...

De la même façon, un mac doit éviter de tomber amoureux de ses employées, toujours rester distant pour conserver sa lucidité. Mais c'est l'une de ses ex-prostituées qui viendra en aide à Earl quand il sera au plus bas. La ligne entre amour, haine et soumission est ténue.

Burn it down !


J'ai vraiment découvert Looptroop il y a deux ans, quand un ami - qui est aujourd'hui trop occupé pour donner de ses nouvelles - m'a fait écouter "The Struggle Continues", le deuxième album de ce groupe de rap suédois. Un très beau disque, basé sur les sentiments des trois MC's alors que le précédent ("Modern Day City Symphony") était plus spontané et axé sur le hip-hop et que le troisième ("Fort Europa") était mené par un discours politique.

Aujourd'hui, le quatuor est devenu trio. Et il s'apprête à sortir son quatrième album studio, "Good Things", le 23 avril prochain. Sa promotion, pour la France, s'est organisée autour de deux axes. Le premier ne concerne pas seulement notre pays mais le monde entier : il s'agit de la diffusion du clip du premier single de l'album, 'The Building'. Le second est moins direct mais sert quand même la promo de Looptroop : Promoe, Supreme et Embee ont pris part à un festival réunissant une quinzaine d'artistes et groupes suédois et qui est passé par l'Elysée Montmartre le jeudi 28 février.

Ce festival, The Scandinavian Hip-Hop Invasion, s'est avéré être ce qu'on appelle dans le jargon une grosse carotte. Déjà, des pigeons (hum) ont payé leurs places quinze euros alors qu'une grande partie du public avait été, semble-t-il, invitée. Le DJ qui meublait l'heure et demi de retard avec laquelle a démarré le show a d'ailleurs présenté la soirée comme étant gratuite. Sourcils qui se froncent. Poings qui se crispent. Ambiance. Wouhou.

Au même instant au Glaz'Art, à quelques stations de métro de là, débutait le concert des Cunninlynguists et de Tonedeff. Qui a été mortel, si j'en crois les différents échos parvenus à mes oreilles dépitées. "On a vite fait les mauvais choix", dixit Sako.

Inutile donc de s'attarder pendant des paragraphes sur ce concert. La plupart des artistes étaient médiocres. Une chanteuse de r'n'b dont on retient plus les formes que la voix (qui a dit "normal" ?). Un MC crécelle. Un rappeur backé par un aryen bodybuildé avec des refrains calamiteux. Quelques bons points malgré tout : Chords et Timbuktu entre rap et reggae ont mis le feu ; Lazee aime beaucoup Jay-Z et Young Jeezy mais a de bonnes prods ; Junior Natural, 13 ans, est un sing-jay qui a du potentiel.

Quand les Looptroop Rockers débarquent finalement à 23h passées, les plus optimistes s'enflamment : "Tu vas voir, ils vont jouer au moins une heure. C'est quand même eux les têtes d'affiche !". Têtes d'affiche ou pas, en quatre titres leur "performance" sera pliée. Et sans faire d'étincelles. Le beat de 'Long Arm of the law' est massacré et faire lever le majeur en criant "nique les flics" fait définitivement pitié. Alors oui, ils avaient de l'énergie. Mais soit les prestations précédentes et une faim grandissante m'avaient coupé les pattes, soit ils n'avaient vraiment pas l'air d'être dedans, malgré leur dynamisme. Tout semblait trop calé. Trop froid et mécanique, en fait.

Tout le contraire de leur single 'The Building'. Comme le laissaient supposer les évolutions respectives de Promoe et d'Embee, il est assez éloigné de ce que l'on entend généralement en rap. Pour être franc, on est pas très loin d'un tube de pop festif. Ce qui n'est pas un mal, en soi. Mais ce morceau, tant dans sa prod que dans les lyrics, mi-chantés, mi-rappés, respire la spontanéité. La joie, même, voire le bonheur de vivre et les matins ensoleillés, mais je m'emballe.

Sur un beat saccadé et rapide agrémenté de ce qui ressemble à un sample de cornemuse et de quelques notes de guitare, Promoe et Supreme racontent l'ignorance dans laquelle nous nous trouvons les uns vis-à-vis des autres. Pour cela, ils réduisent le monde à un immeuble, dans lequel les gens se croisent et se jugent, sans pour autant se connaître. Un immeuble qu'il faut incendier. Le concept est périlleux, mais finalement bien mené et porté par une production impressionnante. Résultat : ce single est redoutable et a tendance a squatter les baladeurs une fois qu'on l'a écouté.

Malgré ce concert foireux, 'The Building' entretient donc la flamme : "Good Things" devrait être un bon disque. Plus inspiré que le décevant "Fort Europa", en tout cas. On croise les doigts.


dimanche 2 mars 2008

Frank Lucas va-t-il détrôner Tony Montana ?


"American Gangster", le dernier film de Ridley Scott, laissera des marques sur le monde du rap. Il a déjà inspiré à Jay-Z un album entier. So gangster, baby !


Pitch ardissonien express : "American Gangster" est l'histoire de Frank Lucas, baron de la drogue new-yorkais. S'inspirant de faits réels, Scott filme l'ascension, le règne et la chute (puis la "rédemption") de celui qui fut le premier noir à contrôler le monde new-yorkais de la came.


Où l'on apprend pourquoi Frank Lucas enterre Tony Montana et pourquoi les rappeurs vont l'aimer

Le rap avait trouvé son gangster de chevet en la personne de Tony Montana, héros-Icare de "Scarface" (Brian De Palma, 1983). Mais Tony n'avait que ses couilles et sa parole pour faire sa place. Frank Lucas, en plus, a la classe.

Si les MC's américains connaissent déjà bien son histoire, ce gangster méconnu dans nos contrées a tout pour devenir une icône dans le rap français. La preuve en cinq points :

1. D'une part, il est un "entrepreneur" révolutionnaire. Bousculant les habitudes des drug lords italiens, Lucas va chercher directement sa came, sans intermédiaires, dans l'Asie du sud-est alors bouleversée par la Guerre du Viêtnam. Son héroïne est pure à 100%, revient via les avions militaires américains, planquée dans les cercueils des "boys". Et il la vend moins cher que ses concurrents. Un produit deux fois meilleur, à un prix inférieur. Non mais sérieusement, qui peut le tester ?

2. D'autre part, Lucas est son propre chef, le boss de son organisation, indépendant et autonome. Il n'appartient à aucune grande famille de la pègre, ne se met pas au service, par exemple, des Italiens. Il monte son business et impose sa marque – la "Blue Magic", nom donné à son héroïne. Bref, Frank Lucas n'a pas à cirer les pompes d'un enculé pour avoir de quoi vivre.

3. Une scène le montre avertissant "amicalement" un dealer parce que ce dernier, après avoir acheté de la Blue Magic, se permet de la couper et de la revendre ensuite sous le même nom. Une pratique intolérable pour le baron de la drogue, car elle lui fait perdre de la street-crédibilité. "Street is watching", comme dirait Jay-Z et, avant lui, Carlito Brigante ("Carlito's way"). Et la rue doit être satisfaite. Encore un point commun entre cet american gangster et le rap.

La famille. Un rappeur se cache sur cette photo, sauras-tu le découvrir ?

4. Lucas est un homme de valeurs pour qui la famille importe plus que tout. Bien sûr il participe directement à la mort de milliers de personnes transformées en junkies, mais le rappeur ne s'embarrasse pas de tels détails. La première chose qu'il fait, une fois installé ? Il téléphone à sa famille, vivant dans un bled paumé, et la fait emménager dans une splendide demeure ; puis il intègre ses frères et cousins à son empire naissant. Un célèbre adage ne dit-il pas : "Si si, la famille" ?
Détail d'importance : la mère de Lucas est sans doute la personne qu'il aime le plus. Il prend toujours la peine d'accompagner sa maman à la messe, tous les dimanches, et la comble d'attention. On se rappelle des relations pour le moins tendues entre Tony et sa maman. Et le rappeur, humain malgré son baggy, aime profondément sa génitrice.

5. Au final, Lucas chute. Mais moins que Tony Montana, qui finit le pif plein de coke et la chemise pleine de sang, dans le bassin ornant le hall de son palais. Lucas, lui, finit en taule, mais permet de purger momentanément la police new-yorkaise de ses flics ripoux. Une revanche symbolique pour celui qui avait été humilié dès ses six ans par ces hommes supposés, à la base, protéger chaque citoyen. Car oui, comme un rappeur, Lucas n'aime pas la police. Dingue, non ?

"Celui qui parle le plus fort dans une pièce est en fait le plus faible."

Les apparences, la vantardise et les démonstrations de force, voilà de quoi se méfie Frank Lucas. Les apparences, la vantardise, et les démonstrations de force, voilà ce qui remplit beaucoup de 16 mesures de rap.

D'une certaine façon, c'est un manteau de fourrure qui aura perdu Frank Lucas. Celui, offert par sa femme (entre nous soit dit beaucoup plus belle que cette junkie d'Elvira), qu'il portera lors du combat Muhammad Ali Vs Joe Frazier, et qui attirera sur lui l'attention des flics, corrompus et incorruptibles. Attirer l'attention sur soi, voilà encore la préoccupation de beaucoup de rappeurs.

C'est sans doute là que se situe le hic entre le personnage de Lucas et une partie du monde du rap.

Il est un homme simple, n'aime pas en faire des tonnes, s'habille simplement, sort peu. Pas de vagues, à moins que cela s'avère absolument nécessaire. Quand l'un de ses proches se la joue pimp avec lunettes de soleil et fringues excentriques, Lucas lui rappelle que c'est ce genre d'accoutrement qui peut faire perdre à quelqu'un crédibilité et liberté. Honnêteté, loyauté et discretion. Telle est la voie du parfait gangster. C'est ce qu'ont tendance à oublier certains proches de Frankie, encourant le risque de finir avec la tronche coincée dans le piano.

Loin de ces préoccupations, le rap français, en ce moment, ressemble trop souvent à un concours de zigounettes, où celui qui a la plus grosse remporte la palme d'or. Et les MC's susceptibles de faire référence à un baron de la drogue dans leurs textes sont plus à chercher chez les adeptes actuels de rap de bourrin que chez les rappeurs-qui-aiment-bien-le-jazz. No offense, j'aime les deux.

Toutefois, si Frank Lucas pouvait apporter un peu de sobriété dans le monde du rap, il serait sans nul doute l'un des personnages de la décennie. En tout cas pour moi. En attendant, "American Gangster" a tout pour devenir un film-culte du rap.

DMX - It's dark & Hell is hot (1998)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en mars 2008.

Si Earl Simmons était un personnage de cinéma, ce serait Bud White, le flic sanguin et ténébreux de "L.A. Confidential", avançant tant bien que mal avec son lourd passé en bandoulière. Un animal ? Facile : un pit ou un rotweiller - la bave aux lèvres, déchiqueteur de jugulaires, du genre à ne jamais lâcher prise. Un parfum ? Celui du souffre, le même qui semble émerger de la pochette ocre de son premier opus. Pour DMX, le rap n'est pas un jeu mais une lutte à mort. Il suffit d'écouter ses albums pour le comprendre.

"I want the money, give me the honeys with big asses, the most expensive champagne you got in big glasses." ('Stop being greedy', 1998)

"Home of the brave, my home is a cage and I'm a slave 'til my home is the grave" ('Ruff Ryders' Anthem', 1998)

"The dark, the light. My heart, the fight. The wrong, the right. It's gone, aight !" ('Who we be', 2001)

A la fin des années quatre-vingt dix, alors que le rap s'adoucit et se clubise de plus en plus, le Dark Man X pète les scores avec une musique brute et crue, raw & uncut. Pleine de bruit(s), de cris et de fureur. Matérialiste dans le fond, mais blessée dans son ego et ingérable. Le rêve et le cauchemar américains réunis en un seul homme. X recherche la paix en prônant la guerre ; il veut Dieu et le fric, les filles à gros culs bien bombés et la rédemption. Résultat : un dédoublement de personnalité quasi maladif. Pas la fausse schizophrénie surjouée, mais le déchirement intérieur, le vrai, que beaucoup de titres de "It's dark and Hell is hot" traduisent (mises en scènes, changements de voix, prières, discussions avec son double ou avec Dieu). La joie et l'optimisme sont bannis, et ce premier album est le plus sombre de toute la carrière de DMX, pourtant bien éloignée du Daisy Age.

Pour tout exploser et traumatiser les esprits des petits Français plantés devant les chaînes musicales, il suffira de deux clips. 'Ruff Ryders' Anthem' et 'Stop being greedy' : des grosses bécanes, des quads, des meutes de chiens, des fenêtres défoncées ; la violence transpire des images, du flow, des instrus. Le choc est rude. La découverte de l'album, en cette année de coupe du monde, laisse sur le cul. De son 'Intro', incroyable mise sous pression de l'auditeur, à 'Niggaz done started something', invitant Mase et les Lox en guise de conclusion, "It's dark and Hell is hot", appuyé par les productions impeccables des Ruff Ryders affiliates Dame Grease et PK, ne connaît pas de temps mort. Même lorsque X rappe sur un sample cramé de Phil Collins ('I can feel it'), il troue les tympans.

"How can I maintain with mad shit on my brain ?, se demandait Earl Simmons. Torturé, c'est en devenant le Dark Man X qu'il combattit avec ses démons. En rappant les nuits de pleine lune, toujours sur le fil du rasoir et "trapped inside a cage". Avec Prodigy, il est sans doute le rappeur qui aura su le mieux retranscrire la souffrance.

En 1998, le rap américain était orphelin de leaders au potentiel commercial. 2Pac et Biggie venaient de se faire plomber. DMX, après un paquet d'années passées à traîner dans les couloirs du rap new-yorkais, arrivait à point. Une grande gueule incontrôlable, des rugissements incessants, une imagerie de mec à ne pas emmerder et, en plus, une capacité à adoucir le ton, à créer des tubes, qu'ils soient hardcore ('Ruff Ryders' Anthem', 'Get At Me Dog', 'Stop being greedy') ou laidback ('How's it going down'). Le chien de Yonkers avait ce qu'il fallait pour cartonner.

Ce sera le cas. "It's dark and Hell is hot", malgré ses airs de journal d'un damné décidé à en découdre, finira au sommet des charts. Ses successeurs suivront le même chemin. Mais DMX restera toujours un artiste titubant sur la frontière ténue entre raison et folie.

Hors du temps


Le film "Ghost Dog" regorge de détails qui font référence au hip-hop. Le moment où le personnage joué par Forest Whitaker croise RZA. La scène où Timbo King, Dreddy Krueger et d'autres freestylent dans un parc sur l'instrumental d''Ice Cream'. Le couplet de Public Enemy rappé par un vieux mafieux... Mais il est un détail qui ne se contente pas d'être un clin d'oeil plaisant, qui donne au film une profondeur insoupçonnable si l'on n'y prête pas attention.

Au début du film de Jim Jarmusch, Ghost Dog vole une voiture pour aller remplir un contrat – il est tueur à gages. Une fois au volant, il glisse un disque dans l'autoradio du véhicule. Le morceau démarre : il s'agit de 'From then till now', de Killah Priest. Il le laissera durant tout le trajet, qui dans le film dure environ deux minutes. Le temps, donc, de bien laisser le spectateur s'en imprégner.

Killah Priest est un rappeur new-yorkais, proche du groupe Wu-Tang Clan. Son premier album, "Heavy Mental" (1998), est une merveille, un disque d'une force incroyable, dense, complexe, explosif et planant à la fois. Priest a une forme d'écriture très particulière : il avance par images très brèves, les additionnant les unes aux autres pour finalement créer un paysage en rimes.

"Guns, shootouts and crack sales, black males who pack jails, trapped in Hell. No peace, cold streets, surrounded by police..."

Le résultat est très fort : la description se complète petit à petit, de nouveaux éléments venant la préciser. Comme quand on entre dans une pièce sombre et que les yeux s'habituent lentement à l'obscurité.

'From then till now', porté par un instrumental mélancolique et hypnotique, fonctionne ainsi. "Le genre de morceau qu'on écoute la nuit, les yeux dans le vague, l'esprit nulle part", écrivait E.I.A.I.S., chroniqueur-fantôme sur le site Abcdrduson. Il avait raison.

D'un point de vue esthétique, le morceau est en parfaite adéquation avec les scènes qu'il habille. La promenade en voiture, les rues froides, les lampadaires, les passants, les feux clignotants, la route, les aboiements d'un chien. Tout défile, et, sous l'effet de la musique, prend une connotation mystérieuse, étrange, belle.

Mais plus que les rues de sa ville, c'est son époque que Ghost Dog traverse. C'est en ayant cela en tête que l'on comprend à quel point le choix de 'From then till now' est judicieux. Killah Priest y fait, comme souvent, un parallèle entre le passé et le présent, comparant la situation actuelle des Noirs avec ce qu'elle était des siècles (voire des millénaires) auparavant, remontant jusqu'aux temps bibliques. Le fond du propos est sombre, comme l'est l'évolution : de rois à esclaves, de sages à dealers, des contrées magnifiques aux rues crasseuses des ghettos. Ghost Dog, lui, vit selon les préceptes d'un samouraï du XVIIème siècle, Jocho Yamamoto, compilés dans un ouvrage, le "Hagakure". Il vit son temps en spectateur ascétique, constatant la disparition des valeurs, la lâcheté des êtres, la futilité du monde s'il n'est pas balisé par un code de l'honneur et une Voie.

"Now we act retarded, we forsook the wisdom of the fathers."

Deux personnages d'un autre temps, perdus dans une époque qui n'est, au fond, pas la leur. Killah Priest et sa Bible. Ghost Dog et son "Hagakure". Ce parallèle implicite est un coup de maître de la part de Jim Jarmusch et RZA. Film à détails et à clés, Ghost Dog est une oeuvre énigmatique dont les richesses se révèlent avec le temps.


Interview Al'Tarba (décembre 2007)


Voici l'histoire d'un jeune homme dont les principaux centres d'intérêt sont le rap, l'ultra-violence et la confection de beats crados. Bienvenue dans le monde d'Al'Tarba.

Lire l'interview.

Interview Antes (mai 2006)


Beatmaker du groupe aixois CAS, Antes nous en dit plus sur sa passion, sa façon de travailler et ses influences. Rencontre avec ce producteur jeune et talentueux.

Lire l'interview.



Necro - Death Rap (2007)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en décembre 2007.

Comme tous les artistes un tant soit peu différents, Necro déclenche haines et passions – "il ne laisse personne indifférent", comme disent les communiqués de presse foireux. "Déclenchait" et "laissait" seraient sans doute plus appropriés.

Il y a quelques années, à l'époque où les rappeurs blancs semblaient représenter une alternative valable pour l'avenir du rap (Cage, Copywrite, Non Phixion, la clique Anticon...) avant de rater quelques marches, le nom de Necro suffisait à éveiller l'intérêt des amateurs de hip-hop. "I Need Drugs" puis "Gory Days" sortirent : deux gros disques venant tout droit des égoûts de la Grosse Pomme et surtout deux classiques qui imposèrent Ron Braunstein comme une figure incontournable pour tous ceux qui aimaient la musique cradingue, simple et efficace. Et comme un antéchrist pour les tenants d'un rap moral, conscientisé et intelligent - à message .

Le tournant (aka "l'overdose") se situe sans doute au tournant de l'année 2004. "Overdose", car Necro devînt omniprésent, produisant à la pelle (l'intégralité des disques d'Ill Bill, Goretex, Sabac Red et Mr. Hyde) et rappant toujours sur les mêmes thèmes, mais sans l'effet de surprise des premiers temps. De projet en projet ("The Pre-Fix For Death", "The Sexorcist", "The Circle Of Tyrants" avec Ill Bill, Goretex et Mr. Hyde), toujours le même refrain : du cul et de la violence teintée de sadisme. Une bonne partie de la base de fans originelle finit par se lasser et lui tourna le dos.

En septembre 2007, le voilà une nouvelle fois de retour, avec "Death Rap", son quatrième album solo. Qui ne semble pas déchaîner les foules. Ce qui est dommage, car nous tenons là le plus ambitieux album de Necro depuis... longtemps.

Mais pour pas mal de monde, ce disque est une sombre merde. Trop assourdissant, trop répétitif. Car Necro, qui fit partie d'un groupe de metal dans sa jeunesse, exploite maintenant ce filon : le mélange de rap et de rock "dur", à base de hurlements gutturaux et de gros riffs de guitare électrique. "The Pre-Fix for Death" (2004) proposait déjà, via quelques collaborations avec des artistes de la scène metal et hardcore, quelques pistes. Ceux qui l'ont écouté se souviendront longtemps du démentiel 'Push it to the limit' et de son refrain. Sur "Death Rap", il approfondit ces voies et les synthétise.

Une synthèse, ce nouvel opus l'est à plusieurs titres. Par sa longueur, premièrement : 14 titres, 37 minutes de musique. Exit les 25 titres de l'album précédent. La formule est plus ramassée, moins brouillonne, plus maîtrisée. Elle gagne en efficacité. Pas le temps de s'ennuyer : l'auditeur est pris dans un tourbillon de haine, de violence et de menaces dont il ne ressort que lorsque démarre 'Portrait of a death rapper', le dernier titre, avec son sample vocal presque doux et ses notes de basse vibrantes. Etrange conclusion, pour un périple tout aussi surprenant : le fond reste le même mais la forme lui confère une ampleur nouvelle. Necro ne fait pas plus peur qu'un nerd écrivant en "caps lock" avec des tonnes de points d'exclamation mais, ici, ses tombeaux d'injures et d'atrocités giflent autant que les guitares électriques furieuses et les refrains hurlés par ses compères des Cro-Mags ('Belligerant Gangsters'), des Twelve Tribes ('Keeping it Real') ou des Shadows Fall ('Suffocated To Death by God's shadow').

Synthèse au niveau des styles, donc : le grand écart entre rap et rock est parfaitement réussi, même si Necro n'est évidemment pas le premier à le tenter. Pas une fusion boiteuse, comme nous le disait le producteur toulousain Al'Tarba en interview, mais un disque à la fois pour rappeurs et metaleux - deux publics différents, que le producteur et MC brooklynite peut sans doute se vanter de parvenir à rassembler. Du Necro classique, on retrouve le goût pour les instrus glauques et simples ('Exploitation', 'As Deadly as can be', 'Technician of Execution', 'Forensic Pathology'), les textes bardés de références à la "sous-culture" occidentale, les enchaînements de rimes décrivant divers châtiments physiques. Du Necro nouveau, on apprécie les changements de flow, les collaborations avec des artistes metal et hardcore punk, les expérimentations et les prises de risques. Bref, une nouvelle façon d'exprimer les mêmes choses ; une évolution appréciable et un renouvellement salutaire.

Ceux qui disent que Necro tourne en rond se trompent donc. Le rappeur et beatmaker new-yorkais ne répète pas sans cesse la même formule. Le fond reste identique, oui, mais la forme varie considérablement. Et Necro ne se trompe pas en empruntant ces chemins : ses menaces et sa hargne fusionnent parfaitement avec ses nouvelles orientation musicales. "Death Rap" en est la preuve.

Necro - I Need Drugs (2000)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en décembre 2005.

"Hip-hop's too nice, it's too pretty. Take a razor and slice it !!"

Necro est vraiment un enfoiré. Après avoir découvert le rap au début des 90's par l'intermédiaire de son grand frère Ill Bill, le bonhomme a su se tailler une solide réputation de self made-man dans le monde du hip-hop et d'homme à tout faire assurant raps, productions (le maxi "Agent Orange" de Cage, et d'autres sons pour Al Tariq ou encore Missin' Linx), mix, distribution et direction de label. Ce blanc-bec originaire des Glenwood Projects de Brooklyn sait ce qu’il veut : du fric, et beaucoup ! Pour cela il crée à la fin des années 1990 le label Psycho+Logical-records ("...'cause it’s logical to be a psycho...") et monte peu à peu son business en tirant profit de tous les médias à sa disposition : le net, qui lui permet de fonder le site necrohiphop.com, véritable boutique en ligne de ses produits, ou encore les livrets des sorties estampillées P+L-records, qui deviennent des vitrines de sa structure, plus proches du catalogue exhaustif que du simple livret. Et comme si le rap ne suffisait pas à remplir son compte en banque, Necro donne aussi dans le porno ("Sexy Sluts"...) et dans le court-métrage trash ("The Devil made me do it", "187 reasonz Y a pig should die"). Musicalement parlant, il sort en 1996 un premier maxi, le fameux "Get On your knees/Underground", suivi début 1998 d'un EP comprenant les titres 'Cockroaches', 'I'm sick of you', 'Burn the Groove to death', 'Fuck you to the track' et 'S.T.D.' qui lui permirent de se créer un buzz non négligeable à la fois en tant que MC et producteur dans le milieu underground new-yorkais. Mais la première grosse sortie discographique qui fit connaître cette structure est l’album solo de Necro, le démentiel "I Need Drugs", rassemblant anciens titres, freestyles en radio et inédits.

Impossible de parler de ce premier album de Necro sans s’attarder sur sa pochette. Celle-ci annonce immédiatement la couleur. On y voit Uncle Howie, oncle de Necro, camé notoire et mascotte de la clique Non Phixion (il intervient quasi-systématiquement sur les opus des membres du crew pour des skits à chaque fois plus gonflants), tapotant la seringue pleine d’héroïne qui lui permettra de s’envoyer au 7ème ciel tandis que le titre du disque, I Need Drugs, s’étale à côté de son visage cadavérique. Peut-être la jaquette la plus crade de l’histoire du rap.

Mais Necro, disions-nous, est vraiment un enfoiré. Mélange d'Alex, personnage principal de "Orange Mécanique", pour son sadisme et son humour noir, du maquereau interprété par Harvey Keitel dans "Taxi Driver" pour ses relations aux femmes et de n’importe quel Gérard du PMU du coin pour sa beauferie, le jeune R. Braunstein se distingue par ses textes dignes d’un film gore de série Z que même Jean Rollin n’aurait pas assumé. Pour la faire courte (jetez un coup d’œil au tracklisting pour vous en convaincre), Necro "va fendre ton crâne de pédale et baiser ta femme jusqu’à ce qu’elle en crève, enculé de ta mère !". C'est son fond de commerce, sa marque de fabrique. L’homme refuse d’ailleurs d’être photographié lorsqu’il rit. Un texte de Necro se doit de parler de putes, de torture, de violence gratuite et de drogues. Si un morceau commence comme une histoire à l’eau de rose, par un homme rencontrant par une belle journée une jeune femme magnifique, c’est pour apprendre quelques rimes plus loin que cette "salope avait la syphilis" ('S.T.D.'). On écoute pourtant cet être qui semble si répugnant avec un plaisir non feint. Pourquoi ? Parce que c’est souvent marrant, ne nous voilons pas la face. Mais pas seulement.

L’affaire serait en effet vite réglée si Necro était mauvais derrière le micro. Il amuserait la galerie cinq minutes, serait ce "whitey we love to hate" pendant un moment puis tout le monde finirait par l’oublier après avoir écouté deux ou trois fois son disque. Il retomberait dans les tréfonds de l’underground new-yorkais et irait rapper ses textes à ses potes au cerveau aussi déglingué que le sien lors de leurs soirées alcoolisées et enfumées. Seulement voilà, Necro rappe comme un malade tout au long de cet album. Il se lance dans d’interminables phases sans se soucier des caisses qu’elles soient grosses ou claires, s’arrête seulement lorsqu’il n’a plus de souffle, puis repart immédiatement et retombe toujours sur ses pattes, même s'il doit pour cela accrocher quelques branches au passage. Il joue avec le beat, chantonne le temps de travestir un refrain connu ("and another blunt filled with dust !"), semble vraiment se faire plaisir. 'Underground' est d’ailleurs, à ce titre, un track complètement dingue. Necro ne se contente pas de rapper ses textes, il les interprète, changeant de ton, de rythme. A l’exception du mauvais 'Cockroaches' et du banal 'STD', qui paraît avoir été réalisé lors d’un bad trip tant il est torturé, "I Need Drugs" ne comporte que des tueries, ne souffre d'aucun temps mort. De 'The Most sadistic' en compagnie de son grand frère Ill Bill (seul invité de l’album), rappeur au sein de Non Phixion et auteur d’un couplet d’anthologie sur l’énorme 'You're dead', au terrible 'Fuck you to the track' en passant par 'I need drugs' où Necro parodie le mou-du-gland 'I need love' de LL Cool J, transformant celui-ci en un récit glaçant de toxicomane, ou encore le très chaud 'Get on your knees', on ne compte plus les réussites. Résultat : "I Need Drugs" est un album vers lequel on reviendra, qui ne prendra pas la poussière sur une étagère. Il serait vraiment trop simpliste de réduire Necro à un connard homophobe, misogyne et détraqué (ce qu’il est indéniablement) comme le font certains, et ceux qui l’apprécient à des ados boutonneux en manque de gros mots et de gore. Il est également un rappeur d’exception lorsqu’il s’en donne la peine.

Réputé en tant que beatmaker autant, sinon plus, qu’en tant que rappeur, Necro n’a pas son pareil pour créer des atmosphères à la fois oppressantes, sombres et épiques. "I Need Drugs" est l'illustration parfaite de la palette musicale de Necro, plus large que l'on pourrait penser au premier abord. Il sample aussi bien quelques notes de pianos lugubres ('The Most Sadistic', 'Rugged Shit'), des riffs de guitare électrique ('Your fuckin' head split'), des violons angoissants, ou encore des trompettes victorieuses ('Fuck you to the Track'). Des lignes de basse lourdes et étouffantes soutiennent cet édifice instrumental tantôt franchement glauque, aux relents de caveau humide et de vieux donjon, tantôt faussement enjoué pour mieux souligner et mettre en avant le sadisme des lyrics de Necro. Mais celui-ci est aussi adepte d'échantillons vocaux, comme il le démontre sur 'Get on your knees', 'Burn the groove to death' ou encore 'Underground', sur lequel il sample impitoyablement les Bee Gees. Il reproduira cette formule musicale sur tous les albums qu’il produira par la suite, à commencer par son second solo, de bonne facture bien qu'un cran en deçà de ce "I Need Drugs", "Gory Days" qui paraîtra en 2001, avant de s'orienter vers des sons plus rock comme le laissent penser ses instrus récents. Necro, et c'est une part non négligeable du personnage tant il semble prolifique depuis quelques années (il se charge en effet de l'intégralité des instrus de la quasi-totalité des sorties Psycho+Logical-Records), s'avère donc également être un excellent producteur, tissant des ambiances convenant parfaitement à son style de rap et à celui de ses proches.

Plus qu’une réussite, Necro réalise avec ce "I Need Drugs" un véritable coup de maître. On pourra lui reprocher d’être plus proche de la compilation de maxis sortis précédemment que d’un véritable album, mais cela s’entend finalement assez peu et l’ensemble ne souffre aucunement d’hétérogénéité ou d’incohérence. Necro imposait son style au coupe-coupe dans la jungle des sorties new-yorkaises et marquait les esprits avec cet opus noir, trash et sanglant. Il se cantonna malheureusement à ce style, oubliant de se renouveler et d’évoluer, ce qui l’amena rapidement à tourner en rond, lassant le public qui avait pu soutenir cette première sortie. Car ce qui est plaisant et surprenant sur un album peut s’avérer lourdingue, voire très chiant, sur une carrière. Le rythme de production quasi industriel de Necro dans les premières années du XXIème siècle et des lyrics ainsi qu’un flow virant à l’auto-caricature eurent raison de l’engouement suscité par "I Need Drugs", qui reste de loin la meilleure sortie du label Psycho+Logical-Records.

Le Rat Luciano - Mode de vie... Béton Style (2000)


Chronique publiée sur le site Abcdrduson.com en novembre 2007.

"J'écris la naissance et la mort de chaque sentiment. Recueille mes dernières confidences avant mon enterrement."

Mars 1999. Le Côté Obscur vole en éclats. La rupture entre IAM et la Fonky Family est consommée avec la sortie du "Hors-Série volume 1" : le morceau d'ouverture, 'Sans Titre', exprime le ressentiment de la deuxième génération marseillaise vis-à-vis de ses aînés. Problèmes d'argent. Mais aussi d'ego, malmené par l'appellation "petits-frères-d'IAM" collant aux micros de Sat, du Rat Luciano, de Don Choa et de Menzo.

Octobre 2000. Sort le premier album solo d'un membre de la FF : "Mode de vie... Béton style", du Rat Luciano.

Au cours de l'an et demi qui sépare ces deux dates, le groupe marseillais a encore connu le succès - 'Si je les avais écoutés', extrait de leur EP, tournait à longueur de journée sur Skyrock.

'Bad Boys de Marseille'. "Si Dieu Veut... Inch'Allah". "Hors-série volume 1". Une génération d'auditeurs de rap a été bercée et transportée par ces disques, a levé en l'air son frêle majeur en murmurant "Nique Tout !" tard le soir, a écrit "Nique la musique de France" sur ses classeurs en haïssant du fond du coeur des chanteurs qu'elle n'avait jamais vraiment écoutés. Heureusement que les téléphones portables et Dailymotion n'existaient pas à l'époque – autant de preuves et de souvenirs embarrassants en moins. [Aparté sociologique : les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas plus débiles que nous à l'époque, ils ont juste plus de moyens techniques de s'afficher.]

"Les gens ont changé"

Dilemme pour Le Rat, comme pour tous les rappeurs ayant "réussi" : le succès amène l'argent, mais aussi médisance et jalousie. D'une certaine façon, il se retrouve dans la même situation qu'Akhenaton quelques années plus tôt, sous le feu du même genre de reproches. Critiques, ragots, rumeurs... Malgré leurs différends, les deux hommes se ressemblent : tous deux mettent au premier rang l'amitié et la famille, et tous deux auront laissé entendre à leur manière dans leurs textes à quel point les propos tenus sur eux les touchaient.

"Ils ont beau parler de moi mais ils ne savent rien. A quel monde j'appartiens ? Peut-être le même qu'eux."

Leurs réactions sont pourtant bien différentes. Akhenaton aura répondu avec 'Reste Underground', une claque sur la bouche des "petits juges de l'underground". Le Rat, de son côté, se réclame toujours de ce même underground, rejette la "vie d'artiste". Mieux, il cherche à comprendre les attaques en se (re)mettant à la place de ses détracteurs : "J'aime parler de la rue et ça déplaît à certains petits jeunes. Pourtant je pourrai placer ma vie entre leurs mains. Quoi qu'il arrive, je les comprendrai s'ils m'attaquent avec des allusions – peut-être que j'étais pareil quand je voyais rien à l'horizon."

Entendu de cette façon, "Mode de vie..." est un album touchant, comme peu le sont. Parler de sincérité et d'authenticité à propos d'un rappeur paraît galvaudé, et beaucoup l'ont fait pour décrire Le Rat Luciano. Difficile pourtant de ressentir autre chose en écoutant ses titres. Et quasiment impossible de trouver un autre terme pour définir cette sensation. Simplicité, toujours : jamais d'egotrip, l'impression constante d'écouter quelqu'un se livrant entièrement, décrivant sa vie sans chercher à en faire des punchlines. "Mode de vie... Béton style" se situe là, quelque part entre le reportage dans les rues de la "zone" et le journal intime d'un jeune adulte un peu paumé dans cette sous-France. Remis en cause par les critiques, le rappeur marseillais clame son appartenance au monde des laissés pour compte.

Car Le Rat est avant tout un rappeur du prolétariat, sans que cela sous-entende qu'il possède une conscience marxiste réfléchie. Mais il représente ce milieu, le défend, le met en avant dans ses textes et appelle à son unité. Snobs et bourgeois sont haïs et ridiculisés ; le monde des pauvres, des ouvriers et des "marginaux" a droit à de multiples éloges - "vivre comme eux, c'est la classe, la vraie.". La rue, omniprésente, est sa source d'inspiration première et sa résidence principale. Même dans certains instrus, son univers transparaît. Sur 'Mode de vie complexe' par exemple : le sample planant de Millie Jackson rappelle cette atmosphère si particulière des nuits estivales dans les villes du sud.

Déjà sur "Si Dieu veut...", Le Rat se démarquait par son écriture et son style. Les autres n'étaient pas mauvais, mais lui était à part. Technique sans en faire étalage. Nonchalant. Explosif sans brailler. Toujours les nerfs à vif, les mains sales, et plein d'humanité. Du genre à pointer l'hexagone du doigt, du shit sous un ongle. C'est toujours le cas sur "Mode de vie... Béton style". De ses interludes haletants ('De un', 'De deux' et 'De trois') à son implosion sur 'Niquer le bénef', il montre qu'il est passé au niveau supérieur et laisse ses invités loin derrière – à l'exception de Don Choa, énorme sur 'Le jeu'.

"Mode de vie... Béton style" est le disque le plus abouti sorti par un membre de la Fonky Family en solo, et même le seul vrai bon disque. Si beaucoup ont été désarçonnés par les productions très "années 1980" de Pone, cet album mérite que l'on se repenche dessus : il serait malheureux de passer à côté des écrits de Christophe Carmona, alias Le Rat Luciano.

"J'espère que tu reçois, que tu ressens ou que tu vois ce qu'il y a de caché entre les lignes." 'Derrière les apparences'.