lundi 28 avril 2008

Demon One - Démons et merveilles (2008)


Chronique publiée sur le site Evene.fr en avril 2008.

"Je constate que depuis peu c'est la mode du rap hardcore. Eh gros, ça rappe depuis deux piges et ça se prend pour des tueurs."
Quand il prend le micro, Demon One a le recul de ceux qui savent de quoi ils parlent. La rue, il connaît. Son groupe était Intouchable et sa famille la Mafia K'1 Fry. Ces deux noms suffisent à le prouver et à (im)poser le personnage. Voilà plus de dix ans qu'il rappe sur les albums de ses potes, et sur ceux de son groupe. Pour son premier effort solo, "Démons et merveilles", il convie assez peu de monde. Big Nas produit la majorité des titres, secondé ici et là par Jakus ('Solitude', le plus beau morceau du disque), Eclipse Team, Wealstarr, Marc Chouarain ou JR. Soprano et Diam's posent chacun sur un titre, de même que Dry - l'autre Intouchable - et Béné, un jeune rappeur de Choisy-le-Roi, la ville d'origine de Demon One. Le son est résolument électro, laissant peu de place au sampling, tantôt mélancolique, tantôt franchement guerrier. Demon, lui, oscille entre egotrip ('Seigneur de guerre'), introspection/autobiographie ('Solitude', 'Mes rêves') et morceaux plus thématiques ('La Bonne Combinaison', sur le jeu, 'Alors comme ça', sur les ragots, 'Pour toi', dédié à un ami décédé). Le rappeur explore et expose les différentes facettes de sa personnalité, parle de la rue, des tentations que chaque homme trouve sur son chemin, sans tomber dans le manichéisme ou la surenchère hardcore, comme le font les rappeurs qu'il critique sans les citer. Il en résulte un album qui paraît sincère, plutôt bien produit et maîtrisé. Certains auront sans doute du mal avec Demon One et sa voix particulière, son débit haché et manquant parfois de souplesse et de fluidité. Mais l'ensemble est de bonne facture.

Adopolis


Article publié dans "Viva Cité" et sur le site de l'école de journalisme de Strasbourg MCS Info.

Les élus du Conseil des jeunes de Strasbourg quittent leurs fonctions en juin. Ils en retirent une volonté d'engagement et une conscience citoyenne.

Cheveux en pics, baskets Converse aux pieds et sacs à dos : ces élus-là ressemblent peu à ceux qui siègent habituellement dans les locaux de la CUS. D'ici quelques semaines, les 129 membres actuels du Conseil des jeunes de Strasbourg parviendront au terme de leur mandat de 18 mois. Finies les réunions hebdomadaires en commissions, les séances plénières tous les six mois et les sorties, qu’il s’agisse d’une visite des institutions européennes ou de l’inauguration du TGV Est. Elus par leurs pairs dans chaque établissement, ces collégiens majoritairement âgés de treize à quinze ans ont fait l'apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie. Mais aussi de la prise de décisions en communauté.

«Travailler à une centaine n'est pas quelque chose de facile, il y en a toujours qui discutent entre eux, qui s'amusent », raconte Vincent, quinze ans. « Même au sein des commissions, qui ne comportent qu'une vingtaine d'inscrits, les débats peuvent être très houleux », ajoute Laura. Mais paradoxalement, l'ambiance des réunions du Conseil des jeunes de Strasbourg est presque plus calme que celle régnant lors des sessions de leurs homologues adultes, rythmées d'invectives et d'applaudissements. Réunis en commissions thématiques (culture/animation, environnement, solidarité, sécurité, aménagement/cadre de vie, sport, Europe, justice, citoyenneté), les conseillers jeunes ont proposé des projets qui ont ensuite été débattus et votés en séance plénière, en présence de l'ancienne maire de la ville, Fabienne Keller. Il leur a donc fallu apprendre à se faire entendre, à défendre leurs idées, à faire des compromis.

Ce travail en groupes reste pour eux l'un des meilleurs souvenirs de ce mandat. Pour Jordan, quatorze ans, cela a même été primordial : « J'ai rencontré des personnes que je ne connaissais pas. Maintenant, il arrive qu'on se voit en dehors du Conseil et de nos réunions. » Des propos confirmés par Laurence Mauler et Roger Noutcha, fonctionnaires de la Ville responsables du Conseil des jeunes : « Au début, ils s'asseyaient par petits groupes en fonction de leurs quartiers et collèges d'origine. Mais après quelques mois, le brassage s'est fait. La première séance plénière les a soudés car ils ont dû se battre pour leurs projets. »

Ces projets sont leur plus grande fierté. Ce sont eux qui leur ont permis d'honorer les professions de foi les ayant fait élire et leur ont démontré qu'ils avaient bien un rôle à jouer à Strasbourg. Beaucoup sont en cours de réalisation : une carte culture qui permettrait aux collégiens de bénéficier de promotions analogues à celles des lycéens, des films sur le handicap, une journée-découverte de sports peu pratiqués... D’autres ont déjà abouti.

« Sensibiliser les gens »

Eline faisait partie de la commission Solidarité. Elle et ses camarades ont mis en place une campagne d'affichage dans toute la ville pour sensibiliser les gens aux problèmes de l'exclusion et du racisme. « Bien sûr, ça n'a pas révolutionné les choses – il y aura toujours des racistes – mais ça permet d’en parler », affirme-t-elle. Marion, également membre de cette commission, témoigne : « Quand je prenais le bus, j’en profitais pour demander aux autres passagers leurs avis sur notre campagne d’affichage. Les retours étaient positifs. » Pour tous, cela ne fait aucun doute : « Oui, nous avons été écoutés et utiles. » Pour l'ensemble des jeunes collégiens qu'ils représentent, mais aussi pour eux-mêmes, ce mandat aura été bénéfique : « Ça m'a permis d'avancer, ça nous a permis à tous d'avancer », dit Vincent.

Cette expérience aura été une excellente introduction à un engagement plus poussé dans la Cité. La visite des institutions européennes, les rencontres avec les membres de l'équipe municipale... Autant de moments-clés pour ces futurs citoyens, décidés à persévérer dans cette voie. « On nous a donné la parole, alors nous l'avons prise. Je pense continuer à m'engager plus tard, dans des associations, puis, pourquoi pas, en politique », explique Lauranne, quinze ans. Un seul regret : celui de devoir abandonner leurs fonctions en juin, alors que certains de leurs projets n'ont pas encore abouti. « Mais même s'ils ne peuvent pas se représenter pour un nouveau mandat, ils pourront rester associés et suivre l'évolution de leurs projets », rassure Laurence Mauler. Ce qui ne les empêchera pas de ressentir une « grande sensation de vide » lorsqu’arriveront les mercredis après-midi. Moments pendant lesquels ils se réunissaient depuis un an et demi.

"Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse; il est six heures du matin.

Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.

Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. II est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.

Quand tout est prêt, la lumière s’allume…

Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.

De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre; elle n’a plus qu’à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo."

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953