dimanche 2 mars 2008

Hors du temps


Le film "Ghost Dog" regorge de détails qui font référence au hip-hop. Le moment où le personnage joué par Forest Whitaker croise RZA. La scène où Timbo King, Dreddy Krueger et d'autres freestylent dans un parc sur l'instrumental d''Ice Cream'. Le couplet de Public Enemy rappé par un vieux mafieux... Mais il est un détail qui ne se contente pas d'être un clin d'oeil plaisant, qui donne au film une profondeur insoupçonnable si l'on n'y prête pas attention.

Au début du film de Jim Jarmusch, Ghost Dog vole une voiture pour aller remplir un contrat – il est tueur à gages. Une fois au volant, il glisse un disque dans l'autoradio du véhicule. Le morceau démarre : il s'agit de 'From then till now', de Killah Priest. Il le laissera durant tout le trajet, qui dans le film dure environ deux minutes. Le temps, donc, de bien laisser le spectateur s'en imprégner.

Killah Priest est un rappeur new-yorkais, proche du groupe Wu-Tang Clan. Son premier album, "Heavy Mental" (1998), est une merveille, un disque d'une force incroyable, dense, complexe, explosif et planant à la fois. Priest a une forme d'écriture très particulière : il avance par images très brèves, les additionnant les unes aux autres pour finalement créer un paysage en rimes.

"Guns, shootouts and crack sales, black males who pack jails, trapped in Hell. No peace, cold streets, surrounded by police..."

Le résultat est très fort : la description se complète petit à petit, de nouveaux éléments venant la préciser. Comme quand on entre dans une pièce sombre et que les yeux s'habituent lentement à l'obscurité.

'From then till now', porté par un instrumental mélancolique et hypnotique, fonctionne ainsi. "Le genre de morceau qu'on écoute la nuit, les yeux dans le vague, l'esprit nulle part", écrivait E.I.A.I.S., chroniqueur-fantôme sur le site Abcdrduson. Il avait raison.

D'un point de vue esthétique, le morceau est en parfaite adéquation avec les scènes qu'il habille. La promenade en voiture, les rues froides, les lampadaires, les passants, les feux clignotants, la route, les aboiements d'un chien. Tout défile, et, sous l'effet de la musique, prend une connotation mystérieuse, étrange, belle.

Mais plus que les rues de sa ville, c'est son époque que Ghost Dog traverse. C'est en ayant cela en tête que l'on comprend à quel point le choix de 'From then till now' est judicieux. Killah Priest y fait, comme souvent, un parallèle entre le passé et le présent, comparant la situation actuelle des Noirs avec ce qu'elle était des siècles (voire des millénaires) auparavant, remontant jusqu'aux temps bibliques. Le fond du propos est sombre, comme l'est l'évolution : de rois à esclaves, de sages à dealers, des contrées magnifiques aux rues crasseuses des ghettos. Ghost Dog, lui, vit selon les préceptes d'un samouraï du XVIIème siècle, Jocho Yamamoto, compilés dans un ouvrage, le "Hagakure". Il vit son temps en spectateur ascétique, constatant la disparition des valeurs, la lâcheté des êtres, la futilité du monde s'il n'est pas balisé par un code de l'honneur et une Voie.

"Now we act retarded, we forsook the wisdom of the fathers."

Deux personnages d'un autre temps, perdus dans une époque qui n'est, au fond, pas la leur. Killah Priest et sa Bible. Ghost Dog et son "Hagakure". Ce parallèle implicite est un coup de maître de la part de Jim Jarmusch et RZA. Film à détails et à clés, Ghost Dog est une oeuvre énigmatique dont les richesses se révèlent avec le temps.


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